Le poids du web a multiplié par quatre entre 2010 et 2018 et le nombre de sites en ligne dans le monde frôle aujourd’hui le 1,8 milliard. Derrière toutes ses pages de contenu se cache une gigantesque empreinte carbone. Si Internet était un pays, ce serait derrière la Chine et les États-Unis le 3ème plus gros consommateur d’électricité au monde. Cette empreinte est liée d’une part à la fabrication du matériel informatique nécessaire pour la mise en ligne et l’usage du web et d’autre part au stockage des datas.
Encore peu connue au grand public et pas assez pratiquée, l’éco-conception prône le développement de sites à bas impact sans pour autant faire de compromis sur leur performance. Parangone a récemment expérimenté cette discipline de numérique responsable dans le cadre de la refonte de son propre site : l’occasion de partager une interview d’Anaïs Cailhol, UI/UX designer et auteure de l’univers graphique incarné par le site éco-conçu parangone.org.
Quelles sont les plus grandes différences entre le travail d’un UX/UI Designer traditionnel et le travail d’un UX/UI Designer sensible à la réduction d’impact ?
Un designer qui fait de l’éco-conception veille à optimiser chaque élément et information pour créer des interfaces moins énergivores. L’objectif principal étant d’aller à l’essentiel pour éviter des chargements superflus.
D’un point de vue purement esthétique, on va privilégier une identité visuelle qui peut se passer de grandes photos car elles sont lourdes à charger. On préfèrera par exemple utiliser des images vectorielles, ou des photos très compressées. Pour moi ça reste le principal inconvénient en termes de design. Car l’utilisation de photos apporte souvent des informations complémentaires et un côté plus vivant, plus chaleureux à une interface. Sur le même principe, on va aussi éviter d’utiliser trop d’interactions et d’animations. Car même si elles peuvent être utiles et ludiques, elles sont souvent accessoires.
Le designer traditionnel quant à lui, peut faire fi de ces contraintes esthétiques et mettre l’accent sur des fonctionnalités avancées, puisqu’il ne prend pas en considération leur impact environnemental.
Je reconnais qu’un site éco-conçu peut être plus complexe à concevoir. Étant donné le travail de synthèse à réaliser pour optimiser au maximum les contenus. Ainsi que la recherche d’astuces graphiques qui permettront une diffusion de l’information tout aussi conviviale que sur un site classique. Mais il faut bien garder à l’esprit que ce n’est pas nécessairement plus long. Car on peut aussi gagner du temps de production par rapport à̀ un designer traditionnel, qui n’aura pas aussi bien optimisé son contenu et pourra donc avoir plus de pages à créer. On peut aussi supprimer le temps passé à concevoir des animations non nécessaires, qui peut parfois être assez conséquent.
En fait, il faut imaginer l’ensemble comme un système de vases communicants. On récupère le temps normalement passé à créer des éléments certes différenciants, mais superflus d’un site traditionnel, pour le redistribuer dans de la recherche de mécanismes moins polluants pour un site éco-conçu.
Quand on dit qu’un site est énergivore, que faut-il imaginer derrière cette déclaration ? Comment mesure-t-on « le poids » d’un site ?
Quand un site est qualifié d’énergivore, cela signifie qu’il consomme une quantité excessive d’énergie lors de son utilisation et de son chargement. Ça peut être dû à des images non optimisées, des scripts complexes, des fonctionnalités secondaires et d’autres éléments non essentiels qui augmentent la demande en ressources informatiques et en énergie.
Il existe aujourd’hui plusieurs outils en lignes tels que Lighthouse et GreetIT Analysis, qui passent votre site à la loupe et vous permettront d’obtenir des scores très parlants comme l’EcoIndex.
Selon ton expérience, où en sont les entreprises quant à la conscience des enjeux de la pollution numérique et de la connaissance des solutions incarnées par l’éco-conception ?
Quand je parle d’éco-conception, la grande majorité de mes clients n’en ont jamais entendu parler. Le travail de sensibilisation peut se montrer fastidieux : parfois je dois me contenter de cette petite graine que je plante dans leur esprit, en espérant qu’elle soit devenue un bel arbre fruitier lors de la prochaine refonte de leur produit !
Il y a aussi de plus en plus d’entreprises qui prennent conscience de ces enjeux. Elles réalisent que la durabilité environnementale est un facteur clé pour maintenir une réputation positive et attirer une clientèle soucieuse de l’environnement. D’autant plus si elles véhiculent déjà elles-même ces valeurs : elles souhaitent alors naturellement rester alignées avec leurs convictions.
Quels sont selon toi les plus grands freins pour faire de l’éco-conception une pratique généralisée ?
La pratique n’est sans doute pas répandue essentiellement à cause d’un manque de sensibilisation aux impacts environnementaux du numérique. Il est responsable aujourd’hui de 4% des émissions mondiales de gaz à effet de serre et la forte augmentation des usages laisse présager un doublement de cette empreinte carbone d’ici 2025. Par exemple, un utilisateur qui envoie en moyenne 20 e-mails par jour sur une année, émet autant de CO2 que s’il avait parcouru 1000 km en voiture.
Il y a aussi une méconnaissance des solutions existantes pour réduire son impact numérique. Comme je le disais plus haut, peu d’entreprises ont entendu parler de l’éco-conception. Elles peuvent aussi avoir des idées préconçues sur les coûts et la complexité des méthodes à appliquer. La méconnaissance entraine la crainte, et une fois qu’on est plus familier avec un sujet, on va l’accueillir avec bien moins d’inquiétudes : d’où la nécessité du travail de pédagogie.
Par ailleurs, les utilisateurs ne sont pas encore assez habitués au design épuré et dénué de photos. Il faut aussi parfois faire des concessions sur la couleur, les typographies, les animations… C’est une question d’habitude ! Je vous invite par exemple à aller faire un tour sur le site lowww.directory, il recense des sites bons élèves en éco-conception. Ça peut vous aider à vous faire une idée plus précise des rendus possibles.
L’éco-conception ne consiste pas à appliquer aveuglement chaque bonne pratique à la lettre. On peut avant cela trouver des concessions à faire pour avoir des interfaces mieux pensées. Par exemple, plutôt que de se passer de photos à tout prix, on peut réduire leur poids au maximum et les utiliser seulement quand elles apportent une vraie information. Tout est une question d’équilibre et de bon sens.
On peut évoquer pour finir l’intelligence artificielle. Elle ne se résume pas à un algorithme, elle entraîne dans son sillage tout le réseau internet, le cloud, les data centers, les serveurs, les ordinateurs et le big data. Lorsque l’on aborde la question de l’impact écologique du numérique,́ ce sont toutes les composantes de cet univers qui doivent être prises en compte. Je ne m’inquiète pas de l’avenir de l’éco-conception, pour moi il est évident que cette pratique sera de plus en plus généralisée. Mais c’est commun à tous les domaines qui touchent à la protection de l’environnement, plus la prise de conscience est forte, plus les professionnels suivront. Et cela peut aussi s’appliquer à l’IA, en la concevant avec des algorithmes moins polluants par exemple.
Peut-on dire que la création de sites écologiquement responsables soit formalisée ? Enseignée ? Au sein de ta profession, existe-t-il des collectifs, qui font avancer les démarches ?
Je ne peux pas répondre sur la situation de l’enseignement, ayant quitté ses bancs depuis plus d’une décennie. Mais à l’époque ce n’était clairement pas une priorité ! Je suis certaine par contre que ça en est une aujourd’hui. La sensibilisation aux enjeux écologiques doit devenir un pilier de notre système éducatif, et ce dans tous les corps de métier.
Pour ce qui est des professionnels déjà intégrés sur le marché, nous sommes conscients que l’univers du digital évolue très rapidement. Lors qu’on travaille dans ce domaine, on doit s’auto-former en permanence pour rester à la page de nouveaux logiciels qui sortent, de nouvelles méthodologies qui nous font gagner en efficacité, de nouvelles tendances design… C’est un réflexe qu’on a pris au quotidien. Et l’éco-conception fait partie de ces pratiques incontournables dont nous devons nous imprégner. Nous avons une chance immense de vivre à l’ère des internets, qui nous donne accès à une infinité de tutos, d’articles, de conférences et autres précieuses sources de savoir ! On est devenu hyper libre de monter en compétences, et ce sans passer par des institutions ou des cours hors de prix. Donc acquérir les bases de l’éco-conception n’est pas tellement une question de formation, plutôt une question de volonté.
Pour ma part j’ai beaucoup appris grâce aux Designers Éthiques, une communauté qui offre beaucoup de documentation sur le sujet, ainsi qu’une chaîne Slack pour échanger des astuces et retours d’expériences. Et ce groupe m’a lui même été recommandé par un ancien collègue, qui s’est aussi très récemment formé à l’éco-conception. Le partage de connaissances, c’est la clé pour continuer d’évoluer dans le secteur du digital. Et je suis hyper reconnaissante de travailler dans un milieu où il y a autant d’entraide ! On s’enrichit tellement au contact des autres. Venez on arrête d’être dans la compétition en permanence et on se donne la main pour avancer ensemble dans la meilleure direction ! 🌱
Interview par Marie Muchova